Les éditions Perrin viennent d’avoir l’heureuse idée de publier une remarquable synthèse sur L’Europe des Lumières, 1680-1820, due aux plumes de Bernard et Monique Cottret.
Dès 1684 le philosophe Pierre Bayle baptise les temps nouveaux : « Nous voilà dans un siècle, écrit-t-il, qui va devenir de jour en jour plus éclairé ». Le continent européen est effectivement envahi par une vague d’optimisme. La raison, la science, la tolérance, le droit, la liberté, la poursuite du bonheur individuel et collectif dessinent un paysage nouveau, pénètrent les esprits et modifient les comportements. [Lumières, Enlightenment, Aufklärung, Illuminismo, Ilustracion, Iluminismo…] Une même ambition éclairée se réfracte dans les différentes langues de l’Europe occidentale. Bernard et Monique Cottret ont inscrit cette dynamique dans un cadre chronologique et politique. Le vent des Lumières souffle d’Ouest en Est : de « la prise de conscience européenne » (1680-1750) aux « Lumières militantes » (1750-1780), puis à la rencontre des révolutions et contre-révolutions (1780-1820).
Où se situent les protestants dans ce flamboyant mouvement, dans ce déferlement d’énergie ? On pense immédiatement au long combat pour la tolérance ; à Bayle qui en accorde le bénéfice même à « la conscience erronée », ou à Voltaire ferraillant pour les Calas. Mais existe-t-il un lien consubstantiel entre Réformes et Lumières ? Présentant l’Allemagne au public français, Mme de Staël relève : « Le droit d’examiner ce qu’on doit croire est le fondement du protestantisme. Les premiers réformateurs ne l’entendaient pas ainsi : ils croyaient pouvoir placer les colonnes d’Hercule de l’esprit humain aux termes de leurs propres lumières ; mais ils avaient tort d’espérer qu’on se soumettrait à leurs décisions comme infaillibles, eux qui rejetaient toute autorité de ce genre dans la religion catholique. Le protestantisme devait donc suivre le développement et le progrès des lumières, tandis que le catholicisme se vantait d’être immuable au milieu des vagues du temps ». [De l’Allemagne (IV-2).]
De fait entre protestants, [Aufklärung et Enlightenment,] la cohabitation fut plutôt réussie. Depuis la Glorieuse Révolution de 1688, l’Angleterre s’est inventé une tradition de liberté que les promoteurs du système n’hésitent pas, contre toute vraisemblance, à faire remonter à la Magna Carta de 1215. Locke célèbre la modération du nouveau régime, la tolérance inter-protestante et la part de l’expérience dans la connaissance. Newton explique le monde par les mathématiques. Porté par Voltaire, ce modèle anglais part à la conquête du continent. Montesquieu croit même y découvrir la séparation des pouvoirs. Voltaire célèbre un pays dans lequel chacun va au ciel par le chemin qui lui plaît. L’Eglise anglicane se contente de freiner les carrières des pasteurs trop exubérants. [Ainsi Jonathan Swift membre de l’Eglise (anglicane) d’Irlande, doyen de la cathédrale Saint Patrick de Dublin, ne sera jamais évêque.] Et tant que les Dissenters ne remettent pas ouvertement en cause les principes de la Glorieuse Révolution, ils sont tolérés et ont tendance à compenser leur relative marginalité par une extrême vitalité économique et culturelle. [Les choses se tendent cependant à la fin du siècle entre Burke et Mrs Macaulay, précisément lorsque celle-ci semble ignorer les bienfaits de la tradition britannique.]
Les penseurs du droit naturel sont particulièrement bien intégrés dans la monarchie prussienne. Wolff, professeur respecté, défend une causalité rationnelle susceptible de tout démontrer jusqu’aux vérités de la foi. Certains piétistes cependant sont choqués par cette importance accordée à la raison humaine. L’idée d’une harmonie universelle préétablie ne conteste-t-elle pas le libre-arbitre auquel est farouchement attaché Frédéric-Guillaume ? Le roi chasse Wolff de l’université. Il trouve refuge en Hesse : il enseigne à l’université de Marbourg qui croyait encore en la prédestination. De modeste professeur Wolff devient une « cause célèbre ». En 1740 grâce à Frédéric II, il est rappelé triomphalement. Le nouveau souverain, est le premier représentant de ce que l’on nommera plus tard le « despotisme éclairé ». Sous son règne la Prusse maintient sa tradition de Refuge pour les persécutés. Condamné à Paris comme à Genève pour avoir avec l’Emile décrit une éducation sans péché originel, Rousseau s’installe dans la principauté de Neuchâtel qui appartient au roi de Prusse. Il regrettera longtemps de ne pas avoir rejoint Berlin.
Le « Salomon du Nord » ne s’émeut pas davantage de l’audace de Kant. Issu lui-même d’un milieu piétiste, le professeur de Königsberg proclame son admiration pour Rousseau et son adhésion aux Lumières qui se résument en un seul mot « Oser ». En 1786 il devient membre de l’Académie royale des sciences et des lettres de Berlin. Son enthousiasme pour la Révolution française ne semble pas lui porter préjudice ; même en 1795 lorsqu’il défend les principes d’une paix universelle, il est vrai que la Prusse est sortie de la coalition anti-française. En revanche la publication en 1793 de La religion dans les limites de la raison n’a pas eu le bonheur de plaire à Frédéric-Guillaume II, successeur moins éclairé de Frédéric II. Une Lettre royale du 1er octobre 1794 lui reproche de rabaisser la religion chrétienne et le menace de disgrâce. Kant réaffirme son respect pour la Bible et s’engage à ne plus écrire sur la religion. Lors de ses obsèques en 1804 la ville de Königsberg est envahie par la foule de ses disciples et admirateurs.
Il y a bien entendu des Lumières anti-chrétiennes, comme des catholiques éclairés, ou des Lumières juives, l’ouvrage de Bernard et Monique Cottret envisage tous ces engagements. Mais de Bayle à Kant la « Critique » demeure un point fort des Lumières issues de la tradition protestante.
(Chronique des Amitiés huguenotes internationales diffusée à la fin de l’émission SOLAE, sur France-Culture, le dimanche mai 2024, à 8h55)