par Christiane Guttinger
De l’artiste Théophile Steinlen, nous connaissons les croquis de chats saisis sur le vif et l’affiche emblématique du cabaret du Chat Noir. L’exposition monographique qui lui est actuellement consacrée au Musée de Montmartre[1], à l’occasion du centenaire de sa mort, révèle un artiste complet, protéiforme, dessinateur, graveur, affichiste, peintre et sculpteur.
Suisse, né dans une famille bourgeoise de Vevey, Steinlen abandonne au bout de deux ans[2] des études de théologie entreprises à l’académie de Lausanne. A Mulhouse où l’accueille un de ses oncles il s’initie au dessin d’ornement industriel, à la gravure destinée à l’impression sur étoffes. Mais il aspire à plus de liberté ! En 1881, il débarque à Paris avec sa future femme et quelques sous en poche. et s’installe sur la Butte Montmartre.
Il compose les affiches et décors d’ombres chinoises en zinc et carton découpé pour le cabaret du Chat Noir, illustre la revue, les recueils de chansons d’Aristide Bruant, fréquente les acteurs principaux de « l’esprit montmartrois » caractérisé par l’humour et l’anticonformisme anarchique.
Steinlen obtient en 1901 la nationalité française demandée dès 1895. Il fait le portrait de Zola et se retrouve dans ses idées. Son engagement politique s’exprime par le dessin, la gravure, le pastel et la peinture. Il dénonce la pauvreté, la misère, la dureté du monde ouvrier et paysan, des mineurs, des trieuses de charbon, des enfants et filles des rues et des prostituées enfermées à la prison Saint-Lazare – prison de femmes qui, rappelons-le, fut à l’origine de l’œuvre des Diaconesses qui s’attachèrent à les relever à leur sortie de prison.
Libertaire, anticlérical et antimilitariste, il se veut le « porte-voix du peuple », et réalise entre 1883 et 1920 des centaines de dessins pour les revues humoristiques et satiriques de l’époque, L’Assiette au beurre[3], Le Rire, le Mirliton, Gil Blas. Dans « Le Chambard socialiste » il signe du pseudonyme de « Pierre » les charges politiques trop virulentes. Engagé très tôt dans l’affaire Dreyfus il dénonce le mensonge de l’état-major. Un grand tableau met en scène une horde de chats évoquant un soulèvement populaire.
Parallèlement Steinlen compose des affiches publicitaires ou soutenant différentes causes, et publie des recueils indépendants comme Dans la rue, illustre Le soliloque du pauvre de Jehan Rictus (1903) alias Gabriel Randon.
En 1911, il est un des fondateurs de la revue Les Humoristes[4] qui fera la promotion de toute une nouvelle génération d’artistes.
L’exposition du musée de Montmartre montée avec l’association des Amis du Petit Palais de Genève, suit une présentation chrono-thématique qui passe sous silence ce que l’artiste doit à son éducation protestante… mais pour les avertis, elle transparait au regard de ses préoccupations sociales, de la dénonciation de l’injustice et des inégalités, de l’anticléricalisme, de son regard empathique et de références bibliques, associant le titre « Donnez-nous notre pain quotidien » au croquis d’une mère entourée d’enfants en haillons. Les tableaux intitulés L’Intrus et L’Apôtre sont plus explicites.
Il ne faut pas rater cette exposition qui se termine le 11 février au musée de Montmartre, dans un écrin de verdure sauvegardé dominant tout Paris.
Chronique des Amitiés huguenotes internationales, diffusée à la fin de l’émission SOLAE, sur France-Culture, le 14 janvier 2024.
Bibl. Catalogue de l’exposition
Il serait intéressant de comparer la démarche de Steinlen à celle de ses concitoyens suisses venus parfaire leur formation artistique à Paris. Eugène Burnand (1850-1921) se rapproche du mouvement du Christianisme social, s’attachant à décrire la condition ouvrière et la pauvreté, dans des gravures publiées par L’Illustration ; Félix Vallotton (1865-1925) entre à l’Académie Julian en 1881 et collabore aussi à L’Assiette au beurre.
[1] 13 octobre 2023-11 février 2024
[2] en 1876
[3] L’Assiette au beurre est une revue satyrique de tendance anarchique mais à préoccupation artistique profitant des innovations en matière de gravure en couleur selon le procédé de la zincographie. Elle commence à paraître en 1901, très prisée par une clientèle bourgeoise qui savoure sa liberté de ton. D’autres artistes de sensibilité protestante, le suisse Félix Vallotton, le hollandais Kees van Dongen, y seront actifs.
[4] Les Humoristes, bulletin trimestriel de la Société des Dessinateurs Humoristes, fondée en 1904, qui compta parmi ses membres Ferdinand Bac, Boutet de Monvel, Leonetto Cappiello, Caran d’Ache, , Henri Gerbault, Jules Chéret, André Devambez, Abel Faivre, Jean-Louis Forain , Henri Gerbault, Albert Guillaume, Hansi, Paul René Georges Hermann dit Hermann-Paul, Charles Huard, Henri-Gabriel Ibels, Jeanniot, Job, Charles Léandre, Lucien Métivet, Louis Morin, Bernard Naudin, Maurice Neumont, Francisque Poulbot, Benjamin Rabier, Georges Redon, Albert Robida, Auguste Roubille, Sem, Steinlen, Abel Truchet, Louis Vallet, Adolphe Willette, Maxime Dethomas.