Pour son onzième roman, Peste et choléra, l’écrivain Patrick Deville s’est attaché à la personnalité du docteur Alexandre Yersin, né dans le canton de Vaud en 1863 et mort en Indochine française, à l’âge de 80 ans.
Si Yersin reste largement méconnu en Suisse, son pays d’origine, et en France, son pays d’adoption, il est en revanche toujours vénéré au Viêt-Nam, où des instituts de recherche, des rues, des écoles ou des lycées portent son nom. Considéré là-bas comme un « Bouddha vivant », sa tombe possède à ses côtés – honneur suprême pour un étranger – un petit pagodon toujours orné de fleurs et d’encens.
Mais, penserez-vous, pourquoi Culture protestante s’intéresse-t-il aujourd’hui à ce savant surtout connu au Viêt-Nam ? C’est qu’à la vérité, le parcours d’Alexandre Yersin s’explique largement par son protestantisme.
A commencer par ses origines huguenotes : les ancètres maternels de Yersin étaient, en effet, des protestants du Midi réfugiés en Suisse à l’époque des dragonnades. Sa mère a également veillé à donner à ses enfants une éducation protestante, le frère ainé d’Alexandre devenant pasteur de l’Eglise évangélique libre de Suisse romande.
Très jeune, Yersin s’est intéressé à la flore et à la faune, avant de se lancer dans des études de médecine. Il suit à Berlin le cours de Koch, le découvreur du bacille de la tuberculose. A Paris, il entre dans l’équipe de Louis Pasteur, le savant qui a découvert les « microbes » et révolutionné la médecine avec son vaccin contre la rage. Alors qu’il n’a que 23 ans, Yersin découvre la toxine de la diphtérie et devient vite un chercheur reconnu.
Mais il a grandi en rêvant aux aventures de David Livingstone (1813-1873), ce medecin missionnaire protestant écossais, explorateur et cartographe, héros emblématique de l’ère victorienne. C’est l’appel du large. A 27 ans, il s’engage comme medecin de bord des Messageries maritimes pendant deux ans.
Séduit par l’Asie, il monte une expédition avec des éléphants pour ouvir un chemin entre l’Annam et le Cambodge. Il dresse les premières cartes de cette région inexplorée. La fait découvrir à Paul Doumer, alors gouverneur général d’Indochine, qui lui donne les moyens de développer ses recherches. En 1902, Yersin crée l’Ecole de médecine de Hanoï où sont enseignés le français et des matières scientifiques dans l’optique de former des préparateurs et des vétérinaires annamites qui comprennent le français. Laboratoires et habitations de style normand sont construits sur ce magnifique site vierge qui est devenu la ville de Dalat.
Pasteur, Roux et Calmette font alors appel à Yersin pour aller à Hong Kong où sévit la peste, semant la panique dans tous les ports de commerce. Pendant que les anglais et les japonais autopsient des rats, Yersin prélève des bubons et découvre que les vecteurs de contamination sont les poux et les mouches, comme le pigeon qu’il qualifie de « rat du ciel » ! Il isole le bacille de la peste (le « yersina pestis« ) qui devient donc inoculable en vaccin. Il envoie ses résultats à l’institut Pasteur de Paris, mais préfère retourner à Nha Trang où il monte une animalerie digne de Noé pour étudier les épizooties et fournir des vaccins.
Parcourant la planète pour étudier les fièvres, il rapporte l’hévéa, l’arbre à caoutchouc, qu’il acclimate en Indochine, et en 1904, il vend sa première récolte de latex à Michelin. L’hévéa, et la culture de la quinine, financent ses recherches sur le tétanos, le charbon, la fièvre aphteuse et la piroplasmose. Il met au point une mixture à base de coca avec laquelle il requinque les malades. S’il avait pensé à la faire breveter, il aurait fait fortune, car elle a donné naissance à une boisson bien connue !
Seul parmi les chercheurs de la première équipe de l’Institut Pasteur, à n’avoir pas reçu de prix Nobel, il fuit les honneurs, préférant régner sur un territoire de milliers d’hectares au milieu de la population locale. Génial touche à tout, il revient chaque année à Paris et en rapporte des appareils scientifiques, de photo et d’astronomie, le 1er vélo, la 1ère moto, puis la 1ère voiture à rouler sur le sol asiatique (dont il est évidemment le mécanicien).
Même s’il s’est quelque peu détaché de la pratique religieuse, il soigne les pauvres gracieusement en considérant la médecine comme un sacerdoce ainsi que le pastorat : « Demander de l’argent pour soigner un malade, c’est un peu lui dire : la bourse ou la vie« .
La riche personnalité d’Alexandre Yersin méritait certainement mieux qu’une petite place coincée
au bord du périphérique de Paris.
La biographie romancée de Patrick Deville, qui a été justement récompensée par le prix Femina en novembre dernier, vient, à point nommé pour le 150ème anniversaire de sa naissance, rendre hommage à l’une des rares figures de l’époque coloniale qui continue aujourd’hui à être honorée au Viêt-Nam.
par Denis Carbonnier.
(Émission du Comité Protestant des Amitiés Françaises à l’Étranger diffusée sur France Culture, à 8h55, le 1er avril 2013).