Un pédagogue venu d’ailleurs : Jacques-Egide Duhan de Jandun

Ce matin, si vous me le permettez, je vais vous parler de Jacques Egide Duhan de Jandun, né en mars 1685 en France et mort en 1746 à Berlin. Il a été le précepteur de Frédéric II de Prusse.

Tout le temps que j’ai passé à étudier ce personnage ne m’a pas paru long, car il m’a permis de répondre à des questions qui pour moi étaient primordiales. Duhan s’est imposé à moi comme un « Pédagogue venu d’ailleurs ». Comment expliquer l’extraordinaire réussite de ces enseignants qu’il représente ?

Duhan était huguenot, son destin vous intéressera donc tout particulièrement.

Il est né près de Sedan à la veille de la Révocation. Son père était un dignitaire à Versailles et dans sa seigneurie de Jandun. Ses ancêtres, depuis les débuts de la Réforme, avaient joué un rôle de premier plan auprès des princes de la Principauté et de l’Académie de Sedan. Juristes, théologiens, médecins, écuyers, chacun d’entre eux – selon l’usage de l’époque – étaient à la fois compétents dans l’exercice de leur métier et très conscients de la nécessité d’enseigner.

La Révocation les frappa de plein fouet. Sorti de la Bastille, son père partit à Berlin où sa famille le rejoignit rapidement. La terrible épreuve de la dépossession, vous la connaissez bien, je n’y reviens pas ici. Mais comment la décision de partir a-t-elle pu être prise par cet homme puissant, ce dignitaire loyal dont chacun des ancêtres avait été, à sa façon, un commis de l’état ?

Au long des souffrances qui avaient jalonné leurs vies depuis l’Edit de Nantes, les protestants s’étaient forgé une identité, ils avaient pris l’habitude de ne se référer qu’à leur conscience. Au fur et à mesure qu’ils étaient exclus de la société, ils ne reconnaissaient plus que cette conscience individuelle comme seule instance morale.

La réalité étant trop éloignée de leurs exigences : complètement différente, complètement inconciliable, ne pouvant ni abjurer, ni entrer au Désert, ils en vinrent à penser à l’exil, au péril de leur vie puisque le choix d’émigrer leur était refusé.

Si extraordinaire que puisse être l’expérience du Désert au plan théologique, tout le monde n’est pas capable de la vivre. Je n’ignore pas ce que le protestantisme d’aujourd’hui doit aux synodes du Désert, à des hommes comme Antoine Court, mais je me sens plus proche de ceux qui décidèrent de partir.

La vie dans l’ombre, en secret, le poids permanent de l’angoisse, la nécessité de se résigner, de renoncer à réaliser des œuvres matérielles, le sentiment de temps immobile n’était pas supportable pour certains. Deux cent mille quittèrent la France, vingt mille acceptèrent l’invitation du Grand Electeur de Brandebourg-Prusse. Parmi eux, six mille se fixèrent à Berlin. A la fin du XVIIème siècle, un berlinois sur trois était d’origine française. En 1709, la citoyenneté prussienne leur fut offerte.

De « Réfugiés pour la foi », ils devinrent des « patriotes prussiens », on ne peut mieux dire qu’avec cette citation du professeur von Thadden.

Le parcours de ces hommes, vos ancêtres peut-être, répond à un même schéma. Leur bagage, c’était leur patrimoine : leur formation accumulée de plusieurs générations d’érudits ou d’artisans.

Tous -ayant pris en conscience la décision de partir- avaient intégré ce patrimoine. Exclus de leur ancienne société, ils étaient désormais des individus qui portaient tout leur monde en eux. Arrivés au Refuge, comme Robison Crusoé au sortir de la tempête, ils mirent tout leur talent (je pense bien sûr à la parabole du talent) à faire fleurir leur nouvelle patrie.

L’étudiant allemand d’aujourd’hui qui ouvre un livre des Editions Reclam (l’équivalent de nos classiques Larousse), en faisant fondre le sucre dans son café, ignore souvent que le pasteur Reclam, avec Erman, écrivit les « Mémoires pour servir à l’histoire des Réfugiés », et que c’est Charles-François Achard (1753-1821), neveu du théologien, qui a inventé le procédé de la fabrication du sucre de betterave.

Les huguenots utilisèrent l’héritage de Jean de Serres pour le collège français de Berlin aussi bien que celui d’Olivier de Serres pour nourrir la population ou réaliser le parc de Sanssouci.

Si j’ai choisi de parler de Duhan, c’est que son destin me semble doublement symbolique. Comme huguenot, plus généralement comme fils d’exilé volontaire, et comme enseignant, il représentait le devoir de transmettre.

Le Prince héritier Frédéric est né en 1712. C’est sur le champ de bataille en 1715 que son père Frédéric-Guillaume I, que les Allemands appelaient le roi-soldat (ce que les Français traduisent très mal par le roi-sergent), remarqua Duhan, qui combattait vaillamment sous l’uniforme des officiers prussiens. Il décida de le choisir comme précepteur de son fils et demanda l’avis du Comte von Dohna qui était à ses côtés. Dohna avait été le précepteur du Roi, et avait déjà utilisé les talents de Duhan pour enseigner à ses propres enfants. Lorsque je vous aurai dit que Dohna, Baron de Coppet, avait eu lui-même Henri Bayle comme précepteur, vous comprendrez qu’il était le mieux à même de conseiller le Roi sur ce sujet.

Duhan exerça cette mission dès 1716 pour une dizaine d’années. Les gravures de Menzel que nous avions dans nos livres d’allemand illustrent bien la relation entre le maître et son élève fragile, lisant recroquevillé près d’un poêle de faïence. Duhan avait constitué pour lui, en secret du Roi qui aurait aimé un enseignement moins littéraire, une bibliothèque de plus de 3 000 volumes.

Cette formidable culture devint vite familière, puis nécessaire au Prince, elle était constituée des classiques grecs et latins mais aussi des auteurs français, principalement les philosophes. Tellement familière que Frédéric, devenu Roi, emmenait avec lui bon nombre de ses livres durant les campagnes. Dans une lettre qu’il écrivait à Duhan, il lui demandait de lui faire parvenir d’urgence des volumes pour remplacer ceux qui lui ont été volés. « Mon cher Duhan » comme il l’appela dans ses lettres, resta son proche toute sa vie.

Alors qu’il n’était plus son précepteur, Duhan fut entraîné dans la disgrâce du Prince qui avait tenté de s’enfuir à l’étranger pour échapper aux colères paternelles. Duhan fut exilé à Memel, au point le plus éloigné du Royaume. De sa prison de Küstrin, Frédéric réussit, au bout de 2 ans, à le faire accueillir par le Duc de Braunschweig. Duhan passa 10 ans à cette cour et y organisa l’éducation de la jeunesse.

Tout au long de ces années, maître et élève ne cessèrent de correspondre. Cette correspondance continuait le travail fait pendant le préceptorat. Elle a sûrement soutenu le Prince royal tout au long de son difficile chemin pour devenir lui-même, et devenir Roi de Prusse. Sitôt devenu Roi, Frédéric fit rentrer Duhan d’exil, en fit son conseiller et souhaita sa présence à la cour jusqu’à la fin de sa vie.

Pour comprendre la méthode d’enseignement de Duhan, examinons l’héritage qu’il portait en lui : les académies, à travers celle de Sedan, donc Sturm, au delà des académies ; La Noue, qui avait fondé l’académie des exercices à Sedan et Pluvinel, maître de Louis XIII en l’exercice de monter à cheval ; Comenius aussi, le pédagogue exilé, qui rêvait de tout apprendre à tous.

Pour être brève, si je dois définir sa méthode en deux mots, je choisirai : douceur et exercices. La douceur que Sturm recommandait déjà à ses enseignants du Gymnase de Strasbourg en 1539. Les exercices, Pluvinel les définissait en 1623 dans son Instruction au Roi en l’exercice de monter à cheval.

De ces exercices, je retiendrai l’importance que Duhan accordait à la mémoire. Exercice de mémorisation d’un texte, exercice musical. D’un champ de bataille, Frédéric écrivait à Duhan : « Lorsque j’aurai fini la guerre, je reprendrai ma flûte et ma chère philosophie ».

Voilà Duhan, le « passeur » de la culture française du XVIème siècle qu’il transféra dans la Prusse de l’Aufklärung. Il transmit, comme un artisan, son patrimoine culturel dans sa nouvelle patrie. Son élève fragile était devenu Frédéric le Grand, et qualifiait Duhan de « citoyen du monde ». A sa mort Frédéric termina ainsi le portrait qu’il fit de son ancien précepteur devant l’Académie de Berlin, dont Duhan était membre honoraire: « Les regrets que ce grand Prince a donnés à sa perte, pourraient seuls former son éloge ».(Emission du Comité Protestant des Amitiés Françaises à l’Etranger, diffusée le dimanche 4 Avril 1999, à 8h25, sur France Culture.)

Par Monique Dannhauser
« La Lettre » N°23 de Juin 1999

3 réflexions au sujet de “Un pédagogue venu d’ailleurs : Jacques-Egide Duhan de Jandun”

  1. Cela me fait plaisir de voir mon texte su Duhan. C’est toujours le bon moment pour parler de l’aventure de ceux qui ont quitté la France et ont transféré dans d’autres pays la culture française.
    Bravo pour votre revue et vos publications.
    Meilleures pensées à vous tous depuis Strasbourg où j’enseigne.
    Bien cordialement, Monique Dannhauser

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      • Bonjour,
        Je suis contente si vous avez eu du plaisir à lire l’histoire de Duhan de Jandun que j’ai racontée à la radio lorsque ma thèse a été publiée Grand Public dans une édition française et dans une édition allemande.
        Quel personnage que Duhan de Jandun!!!!! En sa compagnie, le travail de recherche a été beaucoup plus supportable. Et puis il y a eu le jardin de Sansouci….
        Êtes-vous l’un de ses descendants?
        Quelle est votre nationalité à présent?
        Cela me fera plaisir d’avoir de vos nouvelles.
        Bien cordialement à vous,
        Monique Dannhauser

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