Un étonnant chassé-croisé

Un immigrant allemand
Le départ des huguenots

Je voudrais vous parler aujourd’hui d’un étonnant chassé-croisé dont personne, jusqu’ici, ne s’était soucié : un curieux échange de protestants français contre des protestants allemands.

On connaît la politique coercitive de Louis XIV vis à vis des réformés, qui, de plus en plus brimés, tracassés, exclus d’un nombre croissant de professions, préféraient très souvent s’expatrier. Le mouvement ne fit que s’amplifier avec la persécution violente : à partir de 1680, un véritable flot d’émigrants, avec familles, armes et bagages franchit les frontières terrestres et maritimes de la France, cherchant à gagner l’un des pays du Refuge : l’Angleterre, la Hollande, le Danemark, la Suisse. Mais c’est surtout en Allemagne, dévastée par la Guerre de Trente ans, que cette main d’œuvre qualifiée était appréciée. Les princes protestants se l’arrachaient. Par des édits et proclamations rédigés en français, ils promettaient aux Huguenots – en plus du libre exercice de leur culte – aide à l’installation, protection, dispense de taxes et d’impôts, chacun faisant de la surenchère … et beaucoup de ces derniers en profitaient.

En dépit des avertissements de Colbert et de Vauban, Louis XIV ne comprit que trop tard l’impact de cet exode sur la vie économique du pays : jusqu’en 1682, les Réformés français purent en nombre sortir du royaume, pour la plupart sans empêchement. L’édit de Fontainebleau (1685) mit fin à cet exode sans barrière (article 10) : “ …Faisons très expresses et itératives défenses à tous nos sujets de la dite R.P.R. domiciliés dans notre royaume, pays et terre de notre obéissance, d’en sortir, eux, leurs femmes, parents et enfants pour aller s’établir dans les pays étrangers, d’y transporter leurs biens et effets, à peine des galères à perpétuité contre les chefs des dites familles et de confiscation de corps et de biens pour les femmes… ”. Des ordonnances prévoyaient de punir aussi tous ceux qui seraient convaincus d’avoir contribué à leur évasion par persuasion, indication de route, hébergement des fugitifs ou de toute autre manière, et de récompenser les délateurs auxquels étaient attribuée la moitié des biens appartenant aux huguenots fugitifs capturés.

Le mouvement n’en fut pas cassé pour autant. Il devint plus difficile. Une organisation clandestine se mit en place, des filières, souvent indiquées par ceux qui étaient arrivés, furent créées avec guides, étapes prévues chez des sympathisants, passeurs aux frontières, et, au delà, canalisation des flots vers des centres redistributeurs, vers Genève et surtout vers Francfort. L’église réformée de Francfort-Böckenheim orienta en un quart de siècle plus de 100 000 coreligionnaires! Des quartiers nouveaux, peuplés de Huguenots s’implantèrent autour des grandes villes de l’Allemagne protestante : à Cassel, Erlangen, Francfort, Berlin… Après la Paix de Ryswick (1697) qui mit fin à tout espoir de retour proche, les huguenots s’enracinèrent.

Ainsi sortirent de France, en quelques décennies, près de 200 000 protestants, une vraie saignée pour un pays qui n’avait encore que 20 millions d’habitants ; d’autant que les émigrants se recrutaient le plus souvent dans les classes les plus utiles : artisans, commerçants, banquiers, grands marchands.

Ce qu’on connaît moins, c’est l’attitude que Colbert adopta pour compenser cette hémorragie et ses conséquences imprévues. Car, dans ce même temps où l’Allemagne ravagée pansait ses plaies, la France était, elle, en plein essor. Colbert avait réorganisé son commerce, restructuré les corporations, créé des manufactures… Le problème était justement de trouver la main d’œuvre nécessaire à ce développement, dans ce pays où la fécondité s’essoufflait, où la mortalité infantile restait très forte, où le renouveau religieux poussait beaucoup d’adolescents vers la prêtrise, de filles sans dot vers les couvents. Et maintenant, l’exode désastreux des protestants!

Pour remédier à la pénurie, Colbert eut recours à l’immigration. Dès 1665 ses rabatteurs parcoururent les pays voisins de la France, cherchant à attirer vers le royaume, par des offres alléchantes, une main d’œuvre étrangère bienvenue. Mais la révocation de l’édit de Nantes porta un coup dur à cette politique, à l’heure où l’exode des Huguenots battait son plein. Issus, pour la plupart, des pays rhénans, ces immigrants étaient le plus souvent luthériens, donc, eux-aussi, protestants.

Dans cette situation de crise, Colbert réussit à obtenir du Roi, en janvier 1686, un surprenant “ Arrêt en faveur des Estrangers Protestants de quelque religion qu’ils soient ”:

“ Le Roy ayant été informé ” y lit-on “ que quelques gens mal intentionnez auraient répandu dans les Païs estrangers… que Sa majesté a donné des ordres pour empêcher les Estrangers qui ne sont pas catholiques d’entrer dans le Royaume sous prétexte de l’interdiction qu’elle a faite de la Religion Prétendue Réformée par l’édit du mois d’octobre dernier, Sa Majesté fait savoir qu’elle permet à tous marchands, artisans et autres Estrangers Protestants d’entrer dans le Royaume avec leurs femmes, enfants et domestiques, et autres de leur nation, leurs hardes et marchandises, y séjourner, aller et venir et en sortir en toute liberté… sauf à pouvoir publiquement exercer leur religion, ni tenir des assemblées… ” – C’eût été un comble!

L’immigration des Allemands reprit donc et ne cessa de s’amplifier jusqu’à la Révolution. Des filières s’établirent qui les canalisaient vers Paris, et, à Paris, vers la chapelle de l’ambassade de Suède où, en tant que luthériens, ils étaient fraternellement accueillis. Protégés par l’exterritorialité du lieu pour leur culte – ils ne furent jamais inquiétés -, ils y retrouvaient des compatriotes déjà installés qui les aidaient à se placer. Dès le début du XVIII° siècle, les arrivants étaient d’ailleurs pour la plupart des artisans spécialisés – des ébénistes, tailleurs, bijoutiers, carrossiers, facteurs d’instruments de musique… qui n’avaient aucun mal à s’établir.

Ainsi, tandis que des communautés huguenotes s’implantaient dans les villes libres et les principautés d’Allemagne, les enrichissant de leur savoir-faire, des îlots luthériens germaniques s’enracinaient dans les rues et faubourgs de Paris (au faubourg Saint-Antoine, s’installent de véritables colonies allemandes), participant eux-aussi à l’essor du pays qui les avait accueillis.

Curieux échange, en vérité, et curieuse politique qui aboutissait au remplacement de bons sujets français, poussés à l’exode parce qu’ils étaient protestants, par des immigrés étrangers qui, en tant que luthériens, l’étaient aussi !

(Emission du Comité protestant des Amitiés françaises à l’Etranger diffusée le dimanche 6 avril 1997 à 8 h 25 sur France-Culture)

Bibliographie :

  • Elisabeth LABROUSSE : “Une foi, une loi, un roi ”, la Révocation de l’Edit de Nantes, Payot/Labor et Fides, 1985.
  • Janine DRIANCOURT-GIROD : L’insolite histoire des luthériens de Paris de Louis XIII à Napoléon, Albin Michel, Paris, 1992.

Le prix 1996 de “ Pays Protestants ” a été décerné à Madame Driancourt-Girod, agrégée de l’Université, Docteur ès lettres, pour son ouvrage L’insolite histoire des luthériens de Paris de Louis XIII à Napoléon, cité ci-dessus . Nous nous en réjouissons, les recherches de Mme Driancourt-Girod ayant révélé un aspect totalement inconnu de l’histoire du protestantisme, retrouvé grâce à la découverte et au sauvetage d’archives dont elle a immédiatement saisi l’intérêt, puis à une longue et persévérante enquête menée dans les bibliothèques, paroisses et archives du monde entier.

par Janine Driancour-GIROD
« La Lettre » N°19 de Mai 1997

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